L'histoire que je vais vous raconter s'est déroulée l'année de mes 16 ans. Ce fut une succession d’événements chargés en émotions : inquiétude, frayeur, amitié, amour... ces quelques mois, durant cette année où la neige a recouvert le sol d'un épais tapis de neige et où les loups étaient affamés, furent les plus étranges de ma vie. C'est une histoire de confiance, d'amour et de haine.
Je m'appelle Belle, et cette année-là, ma vie a changé.
À jamais.
Mon père et moi avions emménagé dans ce petit village un an plus tôt. J'aimais bien cet endroit, perdu dans un vallon entouré de hautes montagnes. C'était calme, et les gens étaient plutôt sympathiques. Oh, bien sûr, je savais ce qu'ils disaient de nous. Mon père était un vieux fou. Quant à moi, j'étais tout simplement bizarre. Je les ai entendus me qualifier de « chat sauvage sous une ombrelle ». Une métaphore étonnante de leur part. Je pense qu'ils voulaient dire que mon apparence ne reflétait pas mon caractère. Tant mieux. Je n'aurais pas supporté d'être considérée comme une belle écervelée.
Ce matin-là, comme tous les matins, je me suis rendue au village. Les gens me saluaient, sourire aux lèvres. Je leur répondais de la même manière. Cette fois-ci, j'avais un objectif précis : la librairie du village. Elle était tenue par un vieil homme jovial qui, je crois, m’appréciait assez. Il fallait dire que j'étais l'une de ses rares clientes régulières et la seule à avoir lu l'intégralité de ses rayonnages. J'avais un goût particulier pour les romans de cape et d'épée, pleins de magie et de princes ensorcelés. Ce matin-là, j'en sélectionnais un que j'avais déjà lu cent fois et m'installais au bord de la fontaine pour le lire. Cette matinée paisible, tout comme ma bonne humeur, prirent fin au même moment.
Il s'appelait Gaston, et il était aussi beau que bête. Imbu de sa propre personne, vaniteux comme pas deux, il s'écoutait parler et n'écoutait personne. Je plaisais à cet idiot. Beaucoup. Suffisamment pour qu'il refuse de comprendre lorsque je disais « non » ou « laisse-moi tranquille ». Une fois, je l'avais traité d' « analphabète basique et primaire ». Il avait pris ça pour un compliment. Tout ce qui intéressait Gaston, c'était ma beauté. Tout le reste : mon intelligence, ma répartie, mon audace, tout cela lui passait au-dessus de la tête. Il était même incapable de voir mes défauts : mon caractère têtu, parfois hautain, mon côté solitaire... Je détestais croiser son chemin. Comme ce matin-là, où il me suivit presque jusque chez moi sans cesser de déblatérer ses inepties. L'explosion qui retentit au creux de ma maisonnette le fit éclater de rire. Comme tout le monde, il considérait mon père comme un fol excentrique au lieu de l'inventeur de génie qu'il était.
De la fumée s'échappait du sous-sol de la maison. Je me précipitais, inquiète pour mon père. Je le retrouvais, le sourire aux lèvres malgré les violentes quintes de toux qui le saisissaient au milieu des volutes grisâtres. Il était ravi, parce que sa nouvelle invention fonctionnait, et juste à temps pour la foire du village voisin où il espérait vendre son « système révolutionnaire » de découpe du bois. Le jour même, il s'empressa de charger notre vieille carriole tirée par Philibert, notre magnifique cheval de bât. Je le saluais avec joie alors qu'il s'éloignait et me laissait, sans le savoir, à la merci de l'arrogance de Gaston.
Il ne fallut guère de temps pour que Gaston vienne frapper à ma porte, paré de sa plus belle veste de rouge et d'or. Avec toute l'arrogance qui le caractérisait, il me demanda en mariage. Non : il m'informa que nous allions nous marier. Quand je disais qu'il refusait de comprendre mon désintérêt pour lui... Alors que je refusais, il insistait, avançant des arguments ineptes qui pourraient, selon lui, me pousser à le supporter pour le reste de ma vie. Alors que je reculais pour échapper à ses avances, il m'accula contre une porte. Au moment où il tentait de m'embrasser, je l’ouvris et Gaston fut propulsé hors de la maison. Il dévala une courte volée de marche, roula sur l'herbe fraîche et termina sa course dans la mare aux cochons. Son humiliation fut d'autant plus cuisante qu'il avait prévu, ce vaniteux, une cérémonie de mariage rassemblant les villageois. Il avait été tellement persuadé que sa beauté et son statut au sein du village suffiraient à me faire accepter... Je n'avais pas eu l'intention de l'humilier, bien sûr. Je voulais seulement me débarrasser de lui. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Les choses auraient-elles été différentes si j'avais accepté sa demande ? Avec le recul, je sais que j'aurais fait de lui ce que je voulais. Une fois persuadé de m'avoir sous sa coupe, sa bêtise m'aurait permis de le manipuler à ma guise. Mais j'avais refusé, et ma relation avec lui ne fit qu'empirer, tandis que j'ignorais tout de la terreur qui s'emparait alors de mon père, loin de moi.
À peine Gaston fut-il éjecté de ma maison que le lourd galop d'un cheval attira mon attention. Je le reconnus aussitôt : Philibert arrivait vers moi, seul et paniqué, lui qui était d'ordinaire si placide. Je dévalais les marches pour le saisir par sa longe. Je parvins à le calmer, non sans difficulté. Son cœur battait la chamade et ses naseaux expiraient de lourdes bouffées d'air. La carriole était toujours là, au contraire de mon père. Que s'était-il passé ? Mon père avait-il été attaqué par des loups ? Nous étions en automne, le temps se rafraîchissait et les proies commençaient à se faire rares. Mon père avait-il fini dans l'estomac de l'un d'entre eux ? Je devais en avoir le cœur net. Sans prendre le temps de réfléchir, sans même m'armer dans l'éventualité d'une attaque lupine, je détachais la carriole, montais sur le dos de Philibert, saisissait ses rênes et le ramenais sur le chemin par lequel il était arrivé. Philibert commença par renâcler avant de s'élancer au cœur de la forêt alors que la nuit commençait à tomber. J'ai dit que j'étais une femme intelligente et réfléchie. Ça, c'était en temps normal. Parce que tout au long de cette nuit fatidique, je ne le fus pas un seul instant.
Philibert me mena jusqu'à une ruine, perdue au milieu de la forêt. Il s'en approcha à pas prudents, la tête baissée, piaffant légèrement. Je lui parlais pour le rassurer, et pour me rassurer aussi. L'endroit était des plus inquiétant dans la nuit : les branches d'arbre ressemblaient à des griffes, les murs gris étaient ornés de gargouilles menaçantes... Rien ne me donnait envie d'entrer dans ce château abandonné. Mais Philibert m'y avait mené tout droit, aussi n'avais-je pas le choix. Je poussais la grille, appelant au cas où quelqu'un vivrait encore dans cet endroit si peu accueillant. Comme personne ne répondait et que les portes n'étaient pas fermées, je décidais d'entrer.
Si ce château avait un propriétaire, je supporterais son mécontentement. Trouver mon père était ma seule priorité. L'intérieur était plongé dans l'obscurité la plus totale. Pas une seule bougie allumée, pas une seule fenêtre aux tentures tirées. L'endroit semblait abandonné. À tâtons, je trouvais un chandelier, que je m'empressais d'allumer. Par où commencer ? L'endroit était immense. Après un instant d'incertitude, je choisis de suivre mon instinct. Je commençais à grimper les marches d'un escalier, soulagée d'avoir un peu de lumière pour m'accompagner. En émergeant sur un palier, je remarquais plusieurs portes sur le côté gauche. Des portes munies de barreaux. Un cachot ? À cette hauteur ? La voix de mon père se fit soudain entendre. Je me précipitais vers lui, soulagée de le retrouver en vie, et intriguée par sa présence derrière cette porte aux épais barreaux. Pendant que je cherchais un moyen de la déverrouiller, il n'écoutait pas ce que je lui disais. Il ne répétait qu'une chose, complètement paniqué : « Sauve-toi ! ».
Il était bien évidemment hors de question que je m'en aille sans mon père. Entre mes recherches et le bruit qu'il faisait, je ne perçus pas « son » arrivée avant qu'il ne soit trop tard. Je fus pétrifiée lorsque mon regard se posa sur lui pour la première fois. Un monstre. Un être immense, recouvert d'une épaisse fourrure et munis deux cornes noires au sommet du front. Seuls son pantalon déchiré et sa cape violette laissaient entendre qu'il avait un semblant d'éducation. Ça, et sa voix grondante, menaçante. Furieuse. Malgré la peur qui s’emparait de moi, je tentais de discuter avec lui. Peut-être pouvait-il m'écouter. Bien sûr que non. Homme ou animal, il n'en fit qu'à sa tête : il grondait, terriblement menaçant. Mon père s'était introduit chez lui, et il comptait bien le garder enfermé à vie pour le punir. Alors, je prononçais les mots qui scellèrent définitivement mon destin :
-Prenez-moi à sa place !
J'ignore pour quelle raison l'être monstrueux accepta aussitôt. Il me saisit par le bras, ouvrit la cellule et m'y jeta avec force. Puis, il saisit mon père et l’entraîna dans les marches de l'escalier alors qu'il se débattait dans l'espoir de lui échapper. Je me retrouvais seule dans le noir, enfermée dans une cellule avec seulement un peu de paille pour m'allonger. Définitivement prisonnière d'un monstre pour payer les fautes de mon père.
Contre toute attente, je ne restais pas longtemps enfermée dans le donjon. À peine l'être eut-il jeté mon père hors de chez lui qu'il revint vers moi. Il ouvrit la porte de ma cellule et m'enjoignit de le suivre. Il s'éloigna sans un regard en arrière, certain que je lui obéirais. Ce que je fis, bien évidemment. Il me guida à travers les couloirs de son château, qui me paraissait moins effrayant alors que le jour commençait à se lever. Les ombres étaient moins inquiétantes, les bruits avaient un sens. Les gargouilles et les statues, pour leur part, étaient toujours aussi repoussantes. Lorsque l'être prit la parole, ce fut d'une voix plus agréable. Charmante, même, aussi étrange que ce fût. Il affirma que j'étais chez moi dans ce château. Il ne m'interdit qu'une chose : me rendre dans l'aile ouest. Ah, et quitter le château, aussi, évidemment.
Enfin, l'être monstrueux s'arrêta devant une porte qu'il présenta comme celle de «ma chambre». Toujours aussi sidérée par tout ce qu'il se passait, j'y entrais. L'être... non, la Bête m'enferma dans une chambre munie d'un grand lit, de rideaux de velours abîmés par le temps et d'une garde-robe. Lorsqu'il referma la porte, il exigea que je dîne avec lui le soir même. Comme si je pouvais avoir faim et, en plus, avoir envie de passer du temps avec lui ! Là, seule, toute l'horreur de ma situation vint me frapper en plein visage. Je m'effondrais sur le lit, en pleurs. Dans ma tête tournait déjà tout ce qui aurait pu m'éviter ce sort : ne pas partir seule, ne pas entrer dans ce château, revenir avec des renforts au lieu de me sacrifier sans réfléchir. Même si Gaston m'en voulait, c'était un chasseur, et la présence d'une Bête aux abords du village l'aurait poussé à me venir en aide. J'aurais sans doute dû accepter de l'épouser en échange, mais ç'aurait été un faible prix à payer pour sauver mon père. Au lieu de cela, toute ma capacité de réflexion avait été annihilée par mes émotions, et j'avais mis fin à ma vie en une seule parole.
Je ne suis parvenue à m'arrêter que lorsqu'une voix féminine et rassurante se fit entendre. Enfin, quelqu'un qui pourrait m'aider à m'enfuir ! Je me redressais, à la recherche de la femme qui venait de parler. Une femme de chambre, sans doute. Je ne vis personne, et la porte n'avait pas été ouverte. Je crus avoir une hallucination auditive. Puis j’eus l'impression réelle de devenir folle lorsque j'ouvris la porte à laquelle on venait de toquer et qu'une théière suivie d'une petite tasse entra. Toutes seules. Puis, la garde-robe se mit à me parler. Oui, vous entendez bien : le mobilier m'adressa la parole, avec un sourire avenant, des yeux pétillants et une souplesse toute relative étant donné qu'il s'agissait d'une armoire. Vous pensez que je suis folle ? Attendez d'entendre le reste de mon histoire.
La garde-robe voulait m'habiller pour le dîner, ce que je refusais. Au même moment, un autre objet décida de se montrer : une horloge, qui s'appelait Big Ben. Plus tard, je rencontrais aussi Lumière, qui s'avéra être le chandelier que j'avais utilisé pour gravir les escaliers. Mme Samovar, Big Ben et Lumière devinrent rapidement mes meilleurs amis dans le château. Ils étaient également les membres du personnel le plus proche de la Bête, leur maître. La Bête ne supporta pas mon refus. Elle s'annonça à la porte de ma chambre en criant, exigeant que je vienne avec elle. Je tins bon, non sans m'inquiéter qu'il ne défonce la porte. Il n'en fut rien : à mon grand étonnement, il tenta de s'adresser à moi avec gentillesse, mais je sentais tout de même sa colère. Je persistais dans mon refus, certaine que si je ne m'imposais pas immédiatement, mon avenir serait pire que tout. La Bête finit par s'éloigner, non sans affirmer que je ne mangerais rien de la soirée. Cet endroit était complètement fou : mon geôlier était une Bête, le personnel était du mobilier vivant... Très bien. Soit je perdais la raison, soit c'était la réalité, et je me retrouvais à vivre l'un de mes romans. Bien. Puisque j'étais l'héroïne d'un roman de cap, d'épée et de magie, alors j'agirais avec plus d'aplomb et d'intelligence que mes homologues. Je ne me laisserais pas faire. Ma révolte allait commencer maintenant, par un dîner. Seule, et quand je le voudrais.
J'attendis une bonne heure avant de tenter de sortir de la chambre, tandis que la garde-robe essayait de me persuader que La Bête n'était pas un monstre. Je ne trouvais personne sur mon chemin, mais je retrouvais assez rapidement Lumière qui, derrière un rideau, fricotait avec un plumeau. Malgré les protestations de Big Ben, toujours plus coincé que Lumière, ce dernier me guida jusqu'à la cuisine où je dévorais un repas somptueux. Ces objets devaient bien m'aimer pour aller à l'encontre des ordres de leur maître. Après ce repas, je décidais de visiter le château. J'aurais aimé le faire seule, mais Big Ben et Lumière choisirent de jouer les guides. Big Ben, surtout, connaissait parfaitement cet endroit, et la visite fut instructive. Jusqu'à ce que je tente de grimper un escalier tout particulier. Les deux objets tentèrent de me persuader de ne pas le grimper. Là-haut se trouvait la fameuse aile ouest, où j'avais interdiction de me rendre. Bien sûr, puisque cela m'était interdit, j'avais bien l'intention de m'y rendre. Je détournais l'attention de mes guides et, dès qu'ils eurent le dos tourné, je grimpais discrètement l'escalier. Je me retrouvais face à une porte à double battant dont le loquet avait un peu la forme d'un tigre. En dépit des ordres de la Bête et des avertissements du personnel, je l'ouvris.
L'endroit semblait avoir été ravagé par un typhon. Ou par quelqu'un de très en colère. La Bête ? Je repérais deux choses intéressantes dans cette pièce. D'abord le tableau d'un jeune homme qui semblait avoir été déchiré par d'énormes griffes. Puis, la fleur. Une rose, suspendue au-dessus d'une table et protégée par une cloche de verre. Elle semblait briller dans la nuit. Après toutes les étrangetés que j'avais vues, cela ne m'étonnait même plus. Je m'en approchais, fascinée par sa beauté. Lorsque je tendis la main, je remarquais la présence de la Bête. Lui aussi. Son rugissement de fureur raisonna dans toute la pièce, et sans doute dans le château entier. Il me terrifia tant que je détalais sans demander mon reste.
La suite est floue dans ma mémoire. Je me souviens avoir enfourché Philibert et avoir quitté le château. Je me souviens des loups qui me poursuivaient. De la glace qui se brisait sous le poids de ma monture. De ma certitude que je ne survivrai pas à la nuit. Puis, je me souviens d'un rugissement. La Bête avait surgi de la nuit, et sans pitié, avait fait fuir les loups. Lorsque la Bête s'écroula à terre, j’eus la tentation de poursuivre ma route. De rentrer chez moi, de ne plus jamais revenir en arrière. D'oublier cette histoire, le château, la Bête, Big Ben, Lumière, Mme Samovar... De l'enfouir dans mes souvenirs et de ne plus jamais y songer. Mais la Bête était blessée. Elle saignait. Parce qu'elle m'avait sauvé la vie. Je ne pouvais pas le laisser ici. Si je partais, et s'il ne se relevait pas, les loups reviendraient et en feraient leur repas. Il ne mourrait pas à cause de moi.
Je me retrouvais assise devant un feu de cheminée à nettoyer la blessure de la Bête. Il avait repris ses esprits et grognait comme s'il n'avait jamais eu à soigner la moindre coupure avec de l'alcool. Bon, la griffure d'un loup n'avait rien à voir avec une simple coupure... mais tout de même, il était terriblement douillet malgré son apparence! Alors qu'il se plaignait, je refusais de me laisser impressionner. Je lui rappelais qu'il n'en serait pas là s'il ne m'avait pas terrifié. Cela le fit taire. J’eus même l'impression qu'il regrettait, voire qu'il avait honte... D'un accord tacite, nous décidâmes de ne plus parler de cet incident. J'avais raté ma chance de retrouver ma vie d'avant, et pourtant, je ne le regrettais pas. Car, après cet instant, la Bête changea totalement d'attitude envers moi, tandis que je choisissais de lui faire confiance.
Durant les semaines qui suivirent, je découvris une Bête aimable, agréable, souriante et bien plus gentille qu'elle n'en avait l'air. Il manquait de manières, comme s'il n'avait jamais reçu la moindre éducation, mais il faisait des efforts pour bien manger à table et se tenir droit. De mon côté, je n'essayais plus de m'enfuir. J'avais rapidement pris mes marques dans ce château, considérant l'étrange personnel de maison comme de véritables amis. Mon père me manquait, bien sûr. De plus, il devait s'inquiéter pour moi alors que tout allait bien. J'aurais aimé lui envoyer un message, lui dire qu'il pouvait reprendre le cours de sa vie, qu'il n'avait pas à s'en faire pour moi. Que la Bête qui nous avait terrifiés était en réalité inoffensive. Il ne grognait plus, ne grondait plus, ne feulait plus. Sa voix était en réalité pleine de douceur et d'intelligence. Il n'était pas la Bête qu'il avait voulu me faire croire, mais quelqu'un de civilisé en dépit de son aspect. Avec le recul, je comprenais qu'il n'ait pas apprécié notre intrusion dans sa maison. Je persiste à penser que sa réaction était plus qu'exagérée, et lui aussi. Cependant, encore aujourd'hui, nous avons décidé de ne plus aborder le sujet. La honte le submergeait toujours. Puis, vint le soir où notre amitié devint plus que cela.
La Bête avait organisé pour nous une soirée exceptionnelle. Bon, je pense en réalité que ce sont Lumière et Mme Samovar qui ont tout fait... je le laisse croire l'inverse uniquement pour lui faire plaisir. Qu'il se rappelle ce qu'il a fait de bien durant cette période plutôt que ce qu'il a fait de mal. Je me souviendrais de cette soirée toute ma vie. Mme De Garde-robe m'avait confectionné une robe magnifique, dorée et scintillante. La Bête avait revêtu une tenue d'apparat, avec une belle veste bleue qui le faisait ressembler à un prince bestial. Il avait même attaché sa longue fourrure en un catogan. Il était étonnant que quelques semaines aient suffi pour que je passe de l'horreur à la vue de son visage à la tendresse. Cette nuit-là, nous avons mangé de merveilleux plats et nous avons dansé dans l'incroyable bibliothèque du château. Ce fut une soirée magique, qui s'acheva sur un balcon, où nous nous étions installés pour discuter face à la cour du château et à la forêt au loin. Je crois que c'est là que mes sentiments pour lui ont changé. Je crois que c'est cette nuit-là que j'ai commencé à l'aimer. C'est aussi cette nuit-là que j'ai failli le perdre.
Alors que nous étions installés sur ce balcon, il me demanda si j'étais heureuse avec lui. C'était le cas, aussi étonnant que cela paraisse. Cependant, il me manquait quelque chose. Quelqu'un, plutôt. Mon père. Comprenant cela, la Bête m'a emmené dans l'aile ouest, où il a saisi un miroir à main particulièrement bien ouvragé. C'était un miroir magique, comme tout ce qui se trouvait dans ce château. Grâce à lui, je pus voir mon père. Il errait dans les bois, toussant et perdant l'équilibre dans la neige. Aussitôt, la Bête déclara que je devais rejoindre mon père, qu'il me rendait ma liberté alors même que je ne me sentais plus prisonnière. Je partais sans hésitation, avec en tête les derniers mots de la Bête : « Prenez ce miroir. Il vous donnera le loisir de me voir, et de ne pas m'oublier ». J'étais persuadée de ne plus jamais revenir dans ce château, et ces derniers mots se gravèrent dans mon esprit.
Je retrouvais rapidement mon père, le hissait sur le dos de Philibert et le ramenait chez nous. Nous n'eûmes guère le temps de nous reposer : bientôt surgit dans notre maison un homme à l'aspect de croque-mort, accompagné de Gaston et de tous les habitants du village. Ils emmenèrent mon père dans une voiture fermée que je reconnus sans difficulté : c'était celle qui menait les déments à l'asile. Je tentais de protéger mon père, de l'empêcher de l'emmener, sans succès. Si la Bête avait été là, il les aurait tous fait fuir ! Je regrettais déjà son absence. Gaston dévoila alors toute l'ampleur de sa vilenie : il tenta d'échanger un mariage avec moi contre la liberté de mon père. Au lieu de cela, je fis un terrible choix : j'utilisais le miroir magique pour leur montrer la Bête afin de leur prouver que mon père n'était pas fou. Je pensais leur montrer un être placide. Au lieu de cela, le hurlement nocturne de la Bête dévoilait des crocs impressionnants. Gaston ne perdit pas un instant pour lever les villageois contre lui, leur affirmant que la Bête allait tous les dévorer s'ils ne se débarrassaient pas de lui. Plus personne n'entendait ma voix. La peur avait pris le pas sur la raison, je n'avais plus aucun moyen de les atteindre. Gaston les contrôlait. Son amour pour la chasse et sa haine de la différence l'exaltaient. Il avait hâte de tuer un être qui n'avait jamais fait de mal à personne. Ils nous enfermèrent, mon père et moi, dans notre cave, et partirent tuer la Bête.
Heureusement pour nous et la Bête, Zip s'était glissé dans ma besace lorsque j'avais quitté le château. C'était une petite tasse à thé fêlée, un enfant mutin et intelligent. Il utilisa l'invention de mon père, pour détruire la porte de la cave et nous libérer. Je me souviens l'avoir laissé en arrière avec mon père alors que je galopais vers le château, poussant Philibert au maximum de ses capacités. Lorsque j'arrivais, le château était sans dessus-dessous. Les objets s'étaient vaillamment battus, mais commençaient à perdre la bataille. Quant à la Bête ? Elle était acculée sur le toit du château, Gaston prêt à l'assassiner. La Bête ne semblait pas vouloir se défendre contre ce monstre. Cependant, lorsque la Bête m'entendit supplier pour sa vie, il retrouva son envie de se battre. Je ne me souviens pas de tout ce qu'il se passa alors. Je sais que je me précipitais là-haut pour l'aider, évitant les combats dans l'entrée du château. Lorsque j'arrivais là-haut, la Bête avait vaincu Gaston. Cet être aussi beau qu'ignoble choisit de l'attaquer dans le dos alors qu'il me rejoignait. Ce fut son dernier geste, parce que le geste de douleur de la Bête précipita Gaston dans le vide, le tuant sur le coup. Je ne l'ai jamais regretté.
Malheureusement, la blessure de la Bête était grave. Mortelle. Il mourut entre mes bras. L'image de ses yeux révulsés et de son corps sans vie me hantent encore aujourd'hui. Ce que j'ignorais alors, c'était la nature de la malédiction qui pesait sur lui. Il rendit son dernier souffle au moment où la rose suspendue perdait son ultime pétale, au moment où je lui avouais mon amour. Je ne vis plus jamais de magie si spectaculaire. Le corps de la Bête se mit à flotter dans les airs. Son corps se mit à briller tandis que sa fourrure disparaissait, ses membres reprenaient une forme humaine, ses cornes se résorbaient et sa chevelure prenait une belle couleur dorée. Interdite, je le vis se relever, bien vivant. Un simple regard au fond de ses magnifiques yeux bleus me fit comprendre que c'était bien lui, la Bête que j'avais connue, revenant à l'état d'homme. Cette nuit-là fut celle où nous échangeâmes notre premier baiser, alors que le reste du palais reprenait des couleurs et que les objets redevenaient eux aussi humains. Je découvris ainsi le vrai visage de Big Ben, Lumière, Mme Samovar et bien d'autres encore. C'est ainsi que s'est achevée cette année où ma vie est devenue celle que je connais aujourd'hui, au creux de ce château, entouré des gens que j'aime et débarrassé des monstres à visage d'ange.