La trentenaire qui m'a demandé d'écrire ce texte évoquait alors son grand-père. Initialement, elle évoquait sa gourmandise avec tendresse. Puis, de fil en aiguille... et bien, voyez vous-même.
Le texte a, bien sûr, été anonymisé.
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C'était un homme gourmand. Un grand mangeur, de surcroît.
Ce qui déplaisait à son épouse. Elle était gourmande elle aussi, mais de façon plus discrète, et avec quelques péchés mignons seulement : le chocolat noir, par exemple. Contrairement à son époux, qui aimait tout, ou presque. Il avait d'ailleurs un certain faible pour la charcuterie. Alors, sa femme contrôlait son alimentation. Ce n'était guère difficile dans la mesure où, comme beaucoup d'hommes de sa génération, le gourmand ne se préoccupait guère du contenu de ses courses et ne cuisinait pas. En revanche, il trouvait facilement le chemin du frigo et des placards, parfois (souvent) en toute discrétion.
Lorsqu'elle le lui reprochait, il se justifiait : il avait connu la guerre, les restrictions. Si cela faisait longtemps, son corps et son esprit s'en souvenaient encore.
Effectivement, le gourmand avait 9 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale s'est déclarée. Son père est mort rapidement, et il se retrouvait seul avec sa mère et ses sœurs. Il portait le poids des responsabilités que l'on donnait à l'époque au seul homme de la famille. Il parlait peu de ces années-là. Il n'évoquait que quelques anecdotes, notamment une qui lui a fait dire plus tard que malgré tout, il n'avait pas de réelle rancune envers les Allemands.
Il faisait nuit, et il avait trouvé à manger, sans nous raconter ce que c'était ni de quelle manière. Sur le chemin du retour, il avait croisé une patrouille allemande. Il s'était caché, effrayé à l'idée qu'on lui prenne son butin, à lui qui n'avait alors que 12 ans.
Les Allemands l'avaient trouvé. Ils n'avaient rien fait. L'enfant avait pu repartir, le repas du jour entre les mains, sain et sauf. Il avait été terrifié, et pourtant les Allemands s'étaient montrés gentils envers lui, envers l'enfant qu'il était. Et, surtout, il avait pu rapporter à manger à sa famille.
La Seconde Guerre mondiale n'est pas la seule guerre qu'il a connue.
Dans sa trentaine, il était militaire. C'étaient les années soixante ; il avait été envoyé en Algérie durant cette guerre-là. Là encore, il en parlait peu, si ce n'étaient quelques anecdotes qu'il trouvait amusantes. Il tournait un événement en dérision et pourtant, il a sans doute marqué son empreinte sur lui.
Les détails m'échappent. Il a erré quelque temps dans le désert algérien puis, lorsqu'il a retrouvé la civilisation, on lui a servi un gros steak. Peut-être deux. Ils étaient accompagnés de vieilles sauces périmées. Affamé, il a tout mangé.
Ça l'a rendu malade, mais sur le coup, cela l'a rassasié.
Une ultime anecdote mérite d'être contée. Bien des années après ces deux guerres, alors qu'il avait une vie paisible et calme et, surtout, qu'il ne manquait plus de rien, il a été surpris par ses petits-enfants en train de gratter le moisi d'une baguette de pain. Il voulait manger les parties encore relativement saines et dures comme du béton. Il y avait eu de la gêne dans ses yeux bleus cerclés de gris, qu'il avait tenté de masquer par un sourire. Cela a toujours fait rire sa famille qui n'avait pas compris pourquoi il se donnait une telle peine alors qu'il suffisait de racheter une baguette fraîche.
Alors oui, cet homme a connu la faim et les restrictions. Et oui, cela l'a marqué durablement. Est-ce la raison pour laquelle le gourmand mangeait beaucoup et de tout ? Peut-être. N'y a-t-il aucune raison à chercher et était-il tout simplement un bon mangeur? Peut-être aussi. Nul ne le sait.
En tous les cas, son épouse surveillait son alimentation. Pour sa santé, disait-elle, quand bien même sa propre gourmandise avait plus d'impact sur elle que sur lui. Le gourmand n'avait pourtant aucun problème de santé : il n'était pas particulièrement en surpoids, n'avait aucun problème cardiaque et pas de cholestérol, même en prenant de l'âge.
Ce jour-là, le couple avait acheté un saucisson. L'épouse du gourmand estimait qu'il ne fallait pas le manger de suite, alors elle l'a caché dans leur appartement, comme elle cachait beaucoup d'aliments. Pour que son mari ne le trouve pas. Plus tard, lorsqu'elle a décidé que le gourmand avait le droit d'y toucher, elle n'a plus retrouvé le saucisson. Elle a cherché partout, se disant qu'elle l'avait peut-être caché ailleurs. Mais non. Le saucisson était introuvable.
Elle a confronté son mari. Avec aplomb, Il a nié. Elle a insisté : ils n'étaient que deux dans l'appartement. Puisque ce n'était pas elle, c'était forcément lui. Il a tenu bon. Sa famille : son fils, ses petits-enfants, lui ont aussi posé la question. Il a persisté. Le gourmand n'a jamais avoué avoir sorti le saucisson en cachette et l'avoir mangé en entier. Le tout, sans que sa femme ne s'en aperçoive. Pourtant, tous étaient persuadés de sa culpabilité.
Ils le sont encore aujourd'hui.