Nous étions quatre femmes (extrait biographique)

Cette histoire m’a été contée par une jeune trentenaire. Elle avait besoin d’évacuer son vécu. Puis, au fil de la conversation, ses souvenirs ont remonté le temps, jusqu’à traverser les générations. C’est ainsi qu’elle s’est souvenu que, de toutes les femmes de sa famille, et bien….


Nous étions quatre femmes. Ma grand-mère, ma mère, ma sœur et moi. Quatre femmes seulement, et nous avons toutes connues des violences et des agressions sexuelles. Toutes lorsque nous étions encore jeunes, des préadolescentes ou des adolescentes. Certaines lorsque nous sommes devenues adultes. Et encore, je ne sais pas tout.          


Ma grand-mère avait 15 ans en 1950. À cette époque, elle habitait dans une ruelle qu'elle empruntait quotidiennement pour se rendre à l'école. Cet homme, elle le croisait presque tous les jours. Elle s'en méfiait, sans pouvoir dire pourquoi. Un jour, elle a compris. Alors qu'elle rentrait chez elle, seule, cet homme l'a ceinturée par-derrière. Elle s'est débattue, et a fini par lui donner un coup dans les parties intimes. Puis, elle a couru de toutes ses forces jusque chez elle pour s'y enfermer.          

Lorsqu'elle parle de cette histoire, ma grand-mère ne raconte pas sa peur du moment ni sa terreur des jours d'après, lorsqu'elle a dû emprunter de nouveau cette ruelle au risque de croiser son agresseur. Elle ne dit pas ce qu'elle a raconté à sa famille, ni même si elle l'a fait. Elle n'explique pas comment elle s'en est remise ni comment cela a impacté sa relation avec les hommes. Non, tout ce qu'elle raconte, c'est sa fierté de s'en être sortie seule. Et elle a raison d'être fière, de se raccrocher à ça plutôt qu'à tout ce qui aurait pu lui arriver. Cela lui a permis de mieux vivre avec cette agression.          


Ma mère parle peu de son enfance. Elle a 60 ans, elle est mariée avec mon père depuis 40 ans. J'ignore tout de ses oncles et tantes. Ce que j'ai appris récemment, en revanche, c'est qu'elle a été agressée par un oncle à l'âge de 11 ans. Et encore, ce n'est pas elle qui me l'a dit, mais mon père, qui en a été secoué. Il a tout ignoré de cette histoire pendant 40 ans.          

Mais ce n'est pas la seule chose à laquelle ma mère a dû faire face. Pendant quelques années, elle a été infirmière libérale dans une petite maison de retraite, où elle travaillait en alternance avec mon père. Les péripéties sexuelles du directeur de l'établissement amusaient mon père, qui nous les racontaient ensuite en levant les yeux au ciel, comme si cet homme n'était rien de plus qu'un imbécile.         

J'avais 17 ans, et comme souvent j'attendais que ma mère ait fini sa tournée dans la voiture. Quand elle est revenue, elle était furieuse, mais secouée aussi. Sinon, je sais qu'elle aurait gardé ce qu'il s'était passé pour elle. Le directeur avait coincé ma mère dans un couloir, lui avait fait plus que des avances en affirmant qu'il savait que c'était aussi ce qu'elle voulait. Visiblement, ce n'était pas la première fois, mais celle-ci l'a marquée. Moi aussi. Ma mère m'a fait promettre de ne rien dire à mon père, de peur de sa réaction. Je sais qu'il y a d'autres « anecdotes » de ce type qu'elle garde pour elle. Elle protège mon père,  mais elle ne se protège pas elle-même.          


À ma connaissance, ma sœur cadette n'a connu qu'une situation d'agression. Comme si une, ce n'était rien, alors que c'est déjà trop.

Nous marchions dans les rues de la ville. Je me souviens exactement où nous nous trouvions et, moi qui n'ai aucune mémoire des visages, je me souviens des traits de l'homme qui nous a alors croisés. Ma sœur avait 12 ans et déjà une opulente poitrine. L'homme qui est passé à côté d'elle a fait mine de les presser de ses deux mains. Ma sœur s'est figée. J'étais deux pas derrière elle, et moi non plus, je n'ai pas réagi. Je suis restée stupéfaite quelques secondes face à la violence de ce geste.          

En tant que grande sœur, je le vis encore mal  20 ans plus tard. Parce que je n'ai pas su réagir. Certes, j'ai pris ma sœur sous mon aile pour la rassurer, je l'ai emmenée loin de cette rue, mais je n'ai rien dit à l'homme stupide qui a dû aussitôt oublier cet instant alors qu'il a marqué ma sœur pour toujours. Depuis, au lieu d'être fière de son magnifique décolleté, elle le cache du mieux qu'elle peut.          


Quant à moi ? Et bien, c'est à 14 ans que j'ai vécu une situation de voyeurisme. Je revenais d'une semaine de classe de neige et le bus s'était arrêté sur une aire d'autoroute. Comme tout le monde, je suis allée aux toilettes. À cette époque, les murs ne montaient pas jusqu'au plafond ni ne descendaient jusqu'au sol.          

C'est bien le problème.          

Alors que j'étais en suspension au-dessus des toilettes, j'ai entendu des gloussements. J'ai relevé la tête, et j'ai vu trois visages pâles s'enfuir précipitamment. Je me suis rhabillée, et quand je suis sortie, tout le monde était déjà au courant. Des murmures se demandaient qui était la fille aux « fesses blanches ». Je ne savais pas comment réagir, alors je n'ai pas réagi. Je me suis contenté de m'asseoir sur le trottoir avec mes amies et de reprendre le cours de ma vie en ignorant les commentaires et la curiosité des autres. Je ne me souviens pas que les trois garçons, parfaitement identifiés, aient été punis. Je sais qu'ils ont eu une remontrance... mais personne n'est venu me voir. Personne ne m'a dit que ce n'était pas normal.          

Je n'en ai jamais parlé à personne, et ce souvenir est resté enfoui en moi pendant de  nombreuses années. Jusqu'à ce que je découvre que le voyeurisme était une agression. Là, ça m'est revenu. Je me suis alors rendu compte que depuis ce moment, je n'entrais jamais dans des toilettes inconnues sans lever les yeux au ciel. Mais ce n'est pas le seul moment de ce type que j'ai vécu.          

J'étais à la fac, j'avais 18 ans, et je me souviens parfaitement de l’amphithéâtre où ça s'est passé. Il y avait dans mon groupe d'amis un homme de près de 2 mètres. Moi, je fais 1m60. Un jour, il a voulu me prouver que malgré mes bravades, je ne saurais pas me défendre contre un homme comme lui. Il m'a plaquée au mur, d'une main, en plein milieu de l’amphithéâtre bondé. Là encore, je me suis figée. J'ai fait semblant d'en rire en lui disant que je n'allais pas le frapper ici. Il m'a lâché en riant. Peut-être est-ce de là que je me méfie de la plupart des hommes grands. Qui sait ?          


Et cela, c'est sans mentionner les commentaires sur nos tenues, les regards appuyés, les siffleurs de rues, les frôlements non désirés dans le métro ou le tramway...          

Nous étions quatre femmes dans ma famille. Toutes, nous avons une histoire différente. Mais toute, nous avons été agressées. Parce que nous sommes des femmes.          

Il n'y a aucune autre explication à donner.